Rosa Luxemburg, "La question nationale
et l’autonomie", Le Temps des Cerises, Paris 2002, 264 pages, traduit et
présenté par Claudie Weill, avec la collaboration de Bruno
Drweski
Voici enfin traduit en français, grâce à l’initiative
de Claudie Weill, ce texte de Rosa Luxemburg souvent cité, mais
que l’on ne connaît que de seconde main, par la critique qu’en fît
Lénine. Il s’agit de six articles publiés en 1908-1909 dans
le Przeglad Socjaldemocratyczny (La Revue Sociale-Démocrate), l’organe
théorique du SDKPiL, le Parti Social-Démocrate du Royaume
de Pologne et de Lituanie, dont Rosa Luxemburg et Leo Jogiches étaient
les principaux dirigeants. C’est la première fois que l’ensemble
de ces textes est rassemblé dans un livre. Comme le rappelle Claudie
Weill dans son introduction, ces articles sont étroitement liés
au combat internationaliste intransigeant que menait la marxiste judéo-polonaise
contre le “social-patriotisme” représenté en Pologne par
le PPS, le Parti Socialiste Polonais. Ils sont aussi en rapport avec les
débats sur la question nationale
dans le mouvement ouvrier russe, c’est-à-dire dans le POSDR,
le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie auquel appartenait,
depuis 1906, le SDKPiL. Les six articles sont relativement autonomes mais
font partie d’un ensemble cohérent : I. Le droit des nations à
l’autodétermination. II. L’Etat-Nation et le prolétariat.
III. Fédération, centralisation et particularisme. IV. Centralisation
et autoadministration. V. La Nation et l’autonomie. VI. L’autonomie du
Royaume de Pologne.
L’argument principal, et le plus controversé, de ce recueil
est la critique contre le droit à l’autodétermination — proclamé
par le programme du POSDR et défendu aussi bien par les bolcheviks
que les mencheviks — comme illusion utopique. Certes, Rosa Luxemburg accepte
la résolution du Congrès de l’Internationale Socialiste de
Londres (1896) qui affirme le droit à l’autodétermination
de toutes les nations. Mais dans son interprétation cela ne sera
possible que dans l’avenir socialiste de l’humanité : « Les
nations seront maîtresses de leur existence historique lorsque la
société humaine sera maîtresse de son processus social
» écrit-elle dans une de ces belles formules dont elle avait
le secret. En attendant, tant que nous vivons sous le capitalisme la seule
conclusion pratique que l’on peut tirer de cet impératif c’est de
lutter contre toute manifestation l’oppression nationale, de la même
façon — la comparaison n’est pas sans intérêt — que
nous luttons pour l’égalité sociale et politique des sexes.
Il y a dans l’argument de Rosa Luxemburg un aspect prophétique,
qui s’est pleinement accompli au cours du XXème siècle :
dans le capitalisme, écrit-elle, il ne peut pas exister d’Etat national
qui ne soit militariste, agressif, expansioniste, guerrier, conquérant.
La lutte meurtrière entre les nations est la règle, non l’exception.
L’impérialisme capitaliste, avec sa logique d’expansion commerciale
ou coloniale, détruit l’indépendance d’un nombre croissant
de peuples et même des continents entiers. Les Etats impérialistes
— européens et nord-américain — dominent non seulement les
colonies mais aussi d’autres pays, formellement indépendants mais
de fait totalement asservis. Par contre l’aspect le plus “daté”,
et le plus discutable, de ce texte est ce qu’elle désigne comme
« la froide analyse du socialisme scientfique », qui refuse
toutes les solutions « utopiques » et tous les « clichés
métaphysiques » — tels « les droits des nations »
ou « les droits de l’homme » — au nom du « développement
social objectif » du capitalisme, du « développement
progressiste de la société bourgeoise ». Le rôle
de la social-démocratie — c’est-à-dire, dans la terminologie
de l’époque, des marxistes — ce n’est pas de soutenir un prétendu
« droit » métaphysique des peuples, écrit-elle,
mais d’accompagner « le courant du développement objectif
» de la civilisation capitaliste qui va vers la centralisation économique
et politique. Rosa Luxemburg est ici influencée par l’idéologie
du
progrès et par l’évolutionnisme linéaire, incarnés
au sein du marxisme de la IIème Internationale par Karl Kautsky,
l’auteur le plus cité dans ce livre — une vision passablement déterministe
de l’Histoire dont elle va se débarrasser de façon radicale
en 1915, avec le mot d’ordre « Socialisme ou barbarie » de
la brochure signée “Junius”.
Plus intéressante est sa proposition d’autonomie nationale-culturelle,
une solution originale pour la question nationale, distincte aussi bien
de celle avancée par les marxistes russes — le droit à la
séparation — que de celle prônée par les marxistes
autrichiens : l’autonomie culturelle (non territoriale). Elle constitue
à ses yeux une des formes possibles de l’auto-administration locale
moderne — qu’elle distingue catégoriquement du fédéralisme,
sommairement taxé de « réactionnaire » — c’est-à-dire
une forme de décentralisation et démocratisation des grands
Etats qui ne mette pas en cause leur unité politique.
L’idée de l’autonomie nationale part aussi de la constatation
que la culture — comme toutes les idéologies — est relativement
autonome : elle se rattache à l’héritage idéologique
du passé et suit son propre développement logique dans un
espace donné. Les intérêts culturels du prolétariat
exigent l’élimination de l’oppression nationale et une vie culturelle
large, sans restrictions. L’autonomie nationale-culturelle est donc une
forme d’auto-administration locale des territoires nationaux, avec leur
propre pouvoir législatif local et le développement, par
l’éducation populaire, de la culture nationale.
Dans le cas d’une révolution démocratique contre le tsarisme,
quel serait l’avenir du Royaume de Pologne, c’est-à-dire de cette
partie (en fait la majorité) de la Pologne annexée par l’Empire
russe au XVIIIème siècle ? Rosa Luxemburg croit que «
le développement capitaliste conjoint de la Pologne et de la Russie
» condamne à l’échec — parce que « utopique"
» et « réactionnaire » — tout projet séparatiste,
tout rêve d’indépendance de la Pologne. Dans le cadre d’une
République
russe démocratique, par contre, il y aurait lieu d’établir
une autonomie nationale pour la Pologne, en lui permettant de gérer,
selon les principes de l’auto-administration locale, sa propre politique
éducationnelle, agricole, minière, sanitaire et surtout,
culturelle.
Ce texte montre que, malgré son opposition intraitable au nationalisme
polonais — dans ses versions de droite comme de gauche — Rosa Luxemburg
ne dénonce pas moins l’oppression nationale dont souffre la Pologne
dans le cadre de l’Empire tsariste et cherche à sauvegarder une
forme de vie nationale autonome pour le peuple polonais dans un avenir
démocratique commun avec les autres peuples de l’Empire. La solution
était intéressante, à condition d'être présentée
comme proposition
programmatique des socialistes, quitte pour les intéressés,
c’est-à-dire pour le peuple polonais, à l’accepter ou à
lui en préférer une autre, dans un processus démocratique
d’autodétermination…
C’est un peu la division du travail que lui proposera Lénine
: nous, les marxistes russes, affirmons le droit à l’autodétermination
de la nation polonaise, et vous, les marxistes polonais, vous lutterez
contre le séparatisme et pour l’unité avec les travailleurs
russes. Les prévisions de Rosa Luxemburg sur la Pologne ne se sont
pas réalisées, mais son programme d’autonomie nationale redevient
d’actualité aujourd’hui, quand on voit, notamment en Europe de l’Est,
dans les Balkans et au Caucase, les dégâts du séparatisme
national poussé jusqu’à l’absurde. Il faut ajouter, cependant,
qu’aux yeux de Rosa Luxemburg, l’autonomie nationale n’est pas l’unique
forme politique applicable à tous les groupes nationaux. Là
où les nationalités sont étroitement
imbriquées, comme au Caucase, tracer des frontières est
une tâche insoluble. Dans ces situations où la séparation
territoriale est impraticable, la seule méthode démocratique
assurant à toutes les nationalités la liberté culturelle
sans qu’aucune ne domine les autres, c’est une large autoadministration
locale qui ignore les frontières ethniques. A condition de compléter
cette
décentralisation par des lois culturelles et linguistiques,
à l’échelle de tout l’Etat, protégeant les minorités.
La préoccupation des droits des minorités est une autre
constante de la réflexion de Rosa Luxemburg sur la question nationale.
Elle se situe dans la droite ligne de ce qu’elle désigne, dans un
des plus beaux passages du livre, « l’idéal moral et social
du socialisme », qui exige de « défendre les droits
des non-possédants par rapport aux possédants, des femmes
par rapport aux hommes, des mineurs par rapport aux parents et aux tuteurs,
des enfants dits illégitimes par rapport aux pères et à
la société ».
Michael Löwy, "Inprecor" N. 472-473, luglio-agosto 2002